La plupart du temps les mots savent se tenir.
Ils se contentent d’être un mélange de sons dans notre bouche ou de lettres sur une page.
Si je vous dis que le mot skloop est un gros mot dans une langue étrangère, capable de faire se vider une pièce ou démissionner un ministre, cela vous fera probablement rire. Et pourtant, si vous pensez aux pires jurons de notre langage, vous comprendrez vite qu’il y a quelque chose de spécial en jeu dans ce cas : notre réaction à leur égard est immédiate et viscérale.
Ce qui explique pourquoi les parents ne seront probablement pas très contents d’apprendre qu’une étude récente montre que les enfants sont doués pour absorber les jurons. Entre 1 et 2 ans, les garçons en ont déjà retenu 6 et les filles 8; entre 5 et 6 ans, on passe à 34 pour les garçons et 21 pour les filles.
Les parents ont tendance à vouloir protéger leur progéniture des gros mots, mais cette étude montre la futilité de cette réaction instinctive, au moins pour les empêcher d’en apprendre.
Par contre, elle peut servir à leur faire comprendre l’importance du contexte, le fait que la société demande des comportements adaptés aux circonstances.
Mais il reste plusieurs questions sans réponses : tout d’abord, pourquoi certains mots sont-ils considérés comme dangereux ?
Et pourquoi, quand ils le sont, semblent-ils dotés d’une telle puissance ?
Les études sur les jurons, qui semblent imprégner toutes les cultures, les ont divisés en déistiques et viscéraux. Hostie, par exemple, est un juron en espagnol comme en québecois.
D’une certaine manière, ces mots sont sortis du contexte linguistique pour passer dans l’émotionnel. Les personnes qui ont subi des dommages dans certaines régions de l’hémisphère gauche du cerveau – siège du langage chez la plupart des droitiers – peuvent ainsi se retrouver incapables de formuler une phrase, tout en conservant la capacité de jurer.
Lorsque certaines parties évoluées du cortex ont été détruites, les zones qui se sont développées plus tôt – le système limbique et les ganglions élémentaires – peuvent être encore intactes. C’est là que semblent vivre les jurons, dans la partie animale du cerveau qui a donné naissance aux hurlements de douleur et aux grognements de frustration ou de plaisir.
Bien sûr, la culture humaine a beaucoup évolué avec le temps, empruntant parfois d’étranges itinéraires.
La plupart des choses que nous considérons comme dangereuses n’évoluent pas avec le temps ou le lieu, mais certains tabous inhabituels, difficiles à reconnaître, existent néanmoins.
Font-ils vibrer votre système limbique ?
• L’ours
Le sujet pourrait prêter à rire, maintenant que l’être humain domine la planète, mais durant la majeure partie de notre évolution, nous étions la proie de plusieurs animaux sauvages.
En conséquence, les mots désignant ces prédateurs sont parfois devenus tabous. De nombreux langages d’Europe de l’Est évitent ainsi une référence directe, considérée comme trop déplaisante, pour parler de l’ours.
En russe, par exemple, medvedev veut dire « mangeur de miel », alors que le mot ours lui-même désigne la couleur brune.
• Les morts
De nombreuses cultures interdisent de prononcer le nom d’une personne décédée – voire même des mots de consonance similaire.
D’après James Frazer (The Golden Bough), ce serait principalement pour éviter d’invoquer son fantôme.
Le linguiste Robert Trask note qu’en 1975, après la mort d’un certain Djäyila, membre d’une tribu australasienne, le verbe djäl (vouloir), d’usage fréquent, dut être abandonné et remplacé par un mot emprunté à une communauté avoisinante.
• Le cocu
Dans les sociétés patriarcales, l’homme dont la femme commet l’adultère a toujours été assujetti au ridicule.
Les insultes destinées à évoquer cette situation sont encore fréquentes de nos jours.
Le mot lui-même est dérivé de l’ancien français et désigne l’oiseau qui va pondre ses œufs dans le nid d’un autre.
• Le nom de Dieu
Dans plusieurs religions, il est interdit non seulement d’invoquer le nom d’une divinité sous un prétexte futile, mais carrément de le prononcer.
On a donc recours dans ce cas à un nom indirect. On ne sait toujours pas, à l’heure actuelle, comment se prononçait le nom du dieu des Hébreux, car il était soumis à un tabou et seules ses consonnes, « YHWH », pouvaient être retranscrites.
En lisant la Torah, les juifs le remplacent par le mot Adonai (qui signifie « maître » ).
• La belle-mère
En Dyirbal, un langage du nord du Queensland, il est considéré comme très grossier d’utiliser certains mots du langage usuel devant certaines personnes du sexe opposé, notamment les belle-mères.
Une kyrielle de formes alternatives sont donc utilisées pour désigner l’animal ou objet concerné de façon indirecte.
• Recourir aux clicks
Les langages Bantous d’Afrique du Sud utilisent des consonnes uniques ressemblant à des clicks, empruntées aux langages Khoisan voisins.