Ça faisait bien une heure que j’étais là, fondu dans le décor (…) Je regardais mes mains quand la porte du Directeur s’est ouverte.
Quarante ans, gras, sapé, une gueule comme je les aime. Il a balayé le bureau des yeux, humé l’air, ce mec fonctionnait comme un bœuf, tout en force. Il m’a vu. Il a pointé un doigt sur mon cœur.
« Vous, suivez-moi », il a dit.
« Moi, Monsieur ? » j’ai fait.
Ces mecs nous prenaient pour des cons. Je loupais pas une occasion. J’adorais ça. J’avais pas de cadeaux à leur faire.
« Qui voulez-vous que ce soit ? »
« C’est juste, monsieur. »
Je l’ai suivi dans son bureau, très bien le bureau. Le soleil coulait là-dedans tout entier, comme un blanc d’œuf. J’ai cligné des yeux.
Il s’est mis près de la grande fenêtre. Il m’a fait signe.
« Vous voyez ça, là ? »
« Quoi donc ? »
« Là, cette saloperie de store, il est coincé. »
J’ai vu ce gros machin rouge à franges, ce gros boyau plein de sang collé sur la façade. Ça m’a fait plaisir qu’il soit coincé. Oui, je sais bien.
« C’est ennuyeux », j’ai fait.
« Nous allons régler ça. Faites-moi la courte échelle.
Je me suis demandé si j’avais bien entendu.
« Pardon ? »
« Remuez-vous, bon sang. Je n’ai pas que ça à faire. »
« Mais c’est dangereux, monsieur. »
« Écoutez, mon ami, si vous êtes comme ça dans la vie, vous n’arriverez jamais à rien. »
Bien sûr, c’est pas moi qui passerais par la fenêtre, mais je serais accusé de meurtre, on croirait jamais un truc pareil, oh non, mais y’avait la petite graine.
Je me suis mis le dos au mur, j’ai croisé les doigts, j’ai senti la chaussure en croco pleurer dans mes mains, et hop, je l’ai hissé, putain, je dirais quatre-vingt kilos, j’ai su que je pourrais pas tenir longtemps. Je l’entendais trifouiller et jurer là-haut, ça commençait à me faire mal, je me relâchais et ça m’écrasait les couilles, hé monsieur, il répondait pas, il s’en foutait, il voulait venir à bout de ce truc, monsieur, je vais lâcher, ah merde, il disait et moi, hé, je peux plus, j’avais tout lâcher, une seconde, NON, JE VAIS LÂCHER !!
Il est descendu. Tout rouge. Tout moite. Je sentais plus mes mains.
« Ah, encore une seconde et ça y était. Bon sang, quand j’avais votre âge … »
« Je t’emmerde, connard », j’ai pensé. « T’as jamais eu mon âge. »
« J’ai pas été engagé pour faire ce genre de choses, monsieur. Faites venir quelqu’un. »
« Assez discuté. Remettez-vous en place, j’avais pratiquement terminé. »
Bon Dieu, que j’avais besoin de ce fric ! Bon Dieu, qu’est-ce qui fait qu’une poignée de mecs nous tiennent à la gorge ? Comment T’as Fait Ton Compte ?
Je me suis remis en position et le cirque a recommencé. Ça a duré un moment, maintenant j’étais persuadé que cet abruti était incapable de dévisser une ampoule, mais il était buté et y’avait pas de raison que ça s’arrête. Encore une fois, j’ai gueulé que j’avais mal, que je pouvais plus tenir et lui ça y est presque, cet enfoiré disait n’importe quoi, il était bien là-haut, ça l’amusait de bricoler un peu, DE FAIRE QUELQUE CHOSE et il avait les moyens de crever plusieurs chevaux sous lui. Alors, je l’ai supplié de descendre, je l’ai ai dit descendez NOM DE DIEU mais ça faisait rien, il se croyait au Moyen Âge, quelque chose a traversé mon cerveau, un éclair, ET MERDE, j’ai dit, j’ai tiré un grand coup sur mes bras et ce gros con s’est étalé par terre, il a roulé en grognant, mais sur le moment j’aurais pu l’envoyer valser par la fenêtre, c’était facile, nous aurions vécu quelques secondes extraordinaires tous les deux, lui plongeant et moi penché au-dessus de la rue. Mais bon, ça s’est terminé sur le tapis du bureau, ces mecs là s’en tirent toujours, enfin souvent, quoi.
Avant de se relever, il m’a regardé. Un bœuf. Je me sentais bien.
« Vous êtes viré », il a fait avec ce sourire.
« CA VA. J’EN AI RIEN A FOUTRE », j’ai gueulé. « TU M’AS PAS EU, CONNARD !!! »
Je savais bien que si, d’une certaine manière, mais peut-être qu’il s’en rendait pas compte, j’espérais. On est resté là sans bouger, comme deux cons pris dans la glace, je le regardais et c’était une farce monstrueuse que rien ne pouvait arrêter, c’était limpide. Mais pour lui, ce serait facile d’oublier.
Quand je suis sorti, il s’était pas encore relevé. J’ai pensé :
a) il est sonné.
b) il est bien.
c) il réfléchit.
d) c’est un malade.
e) Je vais lui claquer sa putain de porte.
J’ai pas pu à cause de la moquette qui freinait, ça a pas fait de bruit. J’ai traversé le bureau de Solange, elle était là je crois, j’entendais plus rien, je voyais juste droit devant moi une espèce de chemin lumineux et j’ai filé comme un zombie jusqu’à la cafétéria. J’étais Mélangé, j’avais vraiment besoin de ce fric et de ce côté-là, c’était foutu. Évidemment, j’allais quand même pas le battre pour y retourner, j’étais pas complètement atteint. Mais ça faisait chier. Pourtant, je savais que ce qui pouvait m’arriver de pire, c’était de continuer dans cette boîte. Qui est-ce qui m’avait tendu la main, qui est-ce qui me sortait toujours des rails pour me remettre sur ce chemin sombre où j’étais seul, ou j’y voyais pas plus loin que le bout de mes doigts ? Il me prenait une furieuse envie de rigoler. J’ai souri.
J’ai bu un grand verre d’eau tiède et je me suis barré. J’avais gagné une heure sur la sortie des bureaux.
Quand je suis sorti, ça s’est pas écroulé derrière moi, mais il faisait encore beau. J’ai entendu personne se jeter par la fenêtre ; j’avais laissé toutes ces vies en plan, je saurais jamais la suite, je me disais, je me demandais qui était abandonné. Pour moi, je savais qu’on m’aurait au tournant, combien de temps ça allait durer ça me foutait une sacrée trouille, mais pas trop, je sortais d’une mauvaise période.
Je suis toujours dans la merde, je m’en sors pas. J’ai pas trouvé le moyen de régler ces petits problèmes sans y laisser ma peau. Ouais. Et peut-être que par-dessus le marché je suis pas plus libre qu’un autre alors je vois pas si c’est la bonne solution de résister. J’ai rien à dire sur la question, j’essaye des trucs. Donc j’ai marché un peu et ensuite je suis rentré chez moi, j’ai bien dormi. Joue-le encore une fois, Sam.
Extrait de J’ai enfoncé tous les autres, nouvelle tirée de 50 contre 1, de Philippe Djian.