Archives de Catégorie: Roman

L’oreille interne

Résumé de l’éditeur :
David Selig, Juif new-yorkais d’une quarantaine d’années, se considère comme un raté. Il est pourtant télépathe et pourrait profiter de ce don pour faire fortune, conquérir – et garder ! – les plus belles femmes… Mais non, rien à faire, il estime être un monstre tout juste bon à faire le nègre sur des devoirs d’étudiants, incapable de réussir sa vie. La dernière preuve en date : ce talent qu’il déteste tant, mais qui est finalement son seul lien avec le reste de l’humanité, est en train de le quitter ! Apeuré à l’idée de se retrouver seul avec lui même, Selig nous conte sa misérable existence. Grand roman psychologique, plein d’humour et de mélancolie, L’oreille interne est peut-être le plus beau livre de Robert Silverberg et à coup sûr un chef-d’œuvre de la science-fiction.

David Selig est un raté. Quadragénaire discret, célibataire, il gagne péniblement sa vie en faisant le nègre pour des étudiants fainéants. Il avait pourtant tout pour réussir, un don miraculeux, un pouvoir que bien des humains jalouseraient : Selig est télépathe. Il entend tout ce qui se passe dans la tête des gens qui l’entourent.

Depuis tout petit, il sait tout de nos mauvais jugements, de nos désirs honteux, de nos méchancetés secrètes. Son don aurait pu être pour lui un atout extraordinaire. D’ailleurs, il en a profité quelques fois, mais cela lui a joué des tours. Et les scrupules l’ont rattrapé. David se considère comme un paria, un voyeur qui, malgré lui, regarde à l’intérieur de la tête de ses contemporains, un monstre!

Comme il est difficile de sonder les pensées de la jeune femme qui vous côtoie dans le métro et de constater qu’elle ne vous a même pas remarqué. Comme il est violent d’entendre son camarade de classe penser très fort qu’il a envie de vous mettre son poing dans la gueule!

A sept ans et demi, Selig s’est retrouvé chez le psychiatre. Trop intelligent, trop malin, déroutant pour les adultes, ce gamin qui comprend tout si vite. Mais il s’est bien gardé de livrer son secret. Personne ne sait, personne ne doit savoir. Pas même ses parents.

Les rencontres de Selig l’ont conforté dans son mal-être : il y a cet autre mutant, qui fut son ami – mais dont l’assurance impertinente s’accompagnait d’une absence totale de scrupules. Il y a sa soeur, Judith, avec qui il n’a eu longtemps qu’un rapport haineux, voire destructeur. Il y a les femmes, toutes ces femmes que malgré son don il n’a pas su comprendre, ni garder.

Son don, Selig l’a toute sa vie vécu comme une tare. Mais alors quelle est cette inquiétude sourde qui l’envahit lorsque la quarantaine entamée, son pouvoir commence petit à petit à faiblir ?
Je suis entièrement d’accord avec les notes de l’éditeur : ce livre est un chef d’oeuvre de la science-fiction et l’un de mes préférés de Silverberg (et si je n’ai pas lu 50 livres de Silverberg, je n’en ai pas lu un.)

Superbement traduit par Guy Abadia – même le titre français est meilleur que la « Mort intérieure » de la VO –  poignant, émouvant, parfois désespérant ou énervant car, étrangement, on se met très vite dans la peau de Selig, qui est pourtant doté d’un super-pouvoir qui devrait nous le rendre alien. Une belle étude sur la différence, une fin … apaisante.

Je le rachète régulièrement, pour ensuite l’offrir et recommencer le cycle quelques années plus tard. Fait partie des 20 livres que j’emmènerais sur une île déserte.

Extrait

L’oreille interne, roman de Robert Silverberg
Titre original : Dying inside
Traduction de Guy Abadia.

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Classé dans Roman, SF

Le livre du nouveau soleil (Gene Wolfe)

 

Cloîtré depuis l’enfance entre les murs austères de la tour Matachine, l’apprenti bourreau Sévérian ignore tout des ruelles bruissantes de Nessus et, au-delà, des merveilles et dangers de la planète Teur… jusqu’au jour de son bannissement. Car l’amour que lui inspire la trop belle Thècle, condamnée à la question, l’amène à trahir ses maîtres. Exilé dans une lointaine province, c’est seulement armé de son étrange épée – Terminus Est (c’est fini en latin) – qu’il devra affronter son destin.

Severian est aussi doté d’une mémoire eidétique. Cette incapacité à oublier le moindre événement mineur de son existence est aussi une malédiction. Sur cette terre post-nucléaire revenue à des technologies quasi médiévales, nous allons suivre son parcours, jusqu’à ce qu’il devienne dirigeant suprême de Teur.

Situé à la frontière Fantasy-SF, cet oeuvre originale et massive (près de 1500 pages) peut se vanter d’être la seule que j’ai rachetée en français, la richesse d’imagination et de langage de Wolfe s’avérant trop difficile à appréhender en VO. C’est après avoir enfin achevé sa lecture que je choisis Terminus Est comme pseudo sur les forums, BBS, puis internet : cela résume bien l’admiration que m’inspira ce cycle (ainsi que tous les autres ouvrages de Wolfe que j’ai lu, d’ailleurs, notamment La tête de Cerbère, dont je vous parlerai un de ces jours.

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Classé dans Fantasy, Roman, SF

Le monde inverti

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Le Monde inverti (titre original : The Inverted World) est un roman de science-fiction écrit par le romancier britannique Christopher Priest et publié en 1974 (Traduction de Bruno Martin) – copyright Wikipédia.

« J’avais atteint l’âge de mille kilomètres. »

Helward Mann vit sur une planète inconnue dans une cité appelée Terre, laquelle présente l’étrange particularité de se déplacer lentement sur des voies de chemin de fer. Au fur et à mesure de son déplacement, les techniciens de la Guilde des voies retirent les rails situés à l’arrière de la cité pour les placer à l’avant, afin de lui permettre de continuer à avancer. Le chemin à suivre est fixé par la Guilde des topographes du futur et le but à atteindre est l’Optimum.

De la fuite en avant vers cet Optimum dépend la survie de la cité, car celle-ci se déplace continuellement et plus elle s’en éloigne plus elle subit d’étranges phénomènes, affectant l’espace et le temps.

Ainsi, Helward, qui vient d’atteindre l’âge de 1.000 km et doit raccompagner trois paysannes dans leur village, à l’extérieur de la cité, les voit-il se métamorphoser sous ses yeux, s’étirant en hauteur ou en largeur, tandis que derrière lui les ravins se comblent et les montagnes s’aplanissent.

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Classé dans Roman, SF

L’homme des jeux

Au sein de la Culture, certains jeux suscitent un grand intérêt. Il s’agit de jeux complexes, fondés sur le calcul et la stratégie.

De tous les joueurs, Jernau Gurgeh est sans conteste l’un des plus redoutables et des plus réputés. Non seulement il a remporté d’importantes victoires, mais il a aussi écrit sur la théorie des jeux. Parvenu au sommet, Gurgeh a peur de chuter : il se laisse aller à tricher, en conçoit des remords, et décide de partir à la recherche de nouveaux défis, d’un nouveau sens à son existence. (Wikipédia)

 

C’est alors que Contact, le service de renseignement de la Culture chargé des affaires extérieures, va profiter de la situation et manipuler Gurgeh afin qu’il accomplisse une mission délicate sur la planète Azad.

Jernau rechigne tout d’abord devant cette offre : la société azadienne est individualiste, hiérarchisée et barbare, sa technologie est moins avancée que celle de la Culture et le mode de reproduction implique la participation de trois genres distincts. De plus, la durée du voyage sera de cinq ans. Enfin, le jeu sacré d’Azad, lui aussi appelé Azad, semble infiniment complexe et exigeant. Mais il finit par se laisser convaincre de tenter l’aventure.

Parmi les Azadiens, Gurgeh, seul représentant de son monde, se sent quelque peu méprisé. Néanmoins, il n’en fait que peu de cas, s’efforçant de respecter les règles et les protocoles avec l’assistance d’un drone-instructeur.

Au jeu d’Azad, Gurgeh fait belle figure. Confronté à des adversaires de plus en plus redoutables, mais déstabilisés par ce nouveau venu, il ne cesse de surprendre et de gagner. Bientôt, sa progression inquiète les plus hauts dirigeants de l’Empire, qui doivent leur statut à leurs prouesses au Jeu.

Gurgeh se voit invité à cesser de jouer et sera la cible d’attentats. Envers et contre tous, il continue à progresser plus avant dans la compétition et à mettre l’Empire dans l’embarras. Au terme de son parcours, un seul adversaire pourra sauver l’honneur: l’Empereur lui-même !

Pour les Azadiens, l’Empereur se veut toujours le meilleur joueur. Gurgeh, d’abord impressionné par son jeu, est tout d’abord dominé, mais il revient bientôt dans la partie, au fur et à mesure qu’il comprend et assimile le style de jeu de son adversaire.

Ce sont donc deux mondes, deux univers qui s’opposent. Lorsque Gurgeh l’emporte, toute la structure de l’Empire s’écroule, car l’empereur, ne pouvant admettre la défaite de son système politique, emmène son élite dans sa chute.

Titre original : « The player of games »
Auteur : Ian M. Banks
Livre 2 dans le cycle de la Culture (« Consider Phlebas » étant le premier de la série).

 

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Classé dans Roman, SF, space opera

Camp de concentration

 

Louie Sacchetti, poète objecteur de conscience se retrouve dans le camp Archimède sans trop savoir pourquoi.

Dans ce futur proche, une Amérique fasciste toujours en guerre avec l’un ou l’autre ennemi (réminiscence du 1984 d’Orwell), Louie s’est retrouvé incarcéré vu son refus de servir sous les drapeaux. La dureté de cette expérience l’a poussé à signer un dangereux contrat à fin de recherche militaire, ce qui lui garantit une libération anticipée. S’il peut survivre aux expériences que l’armée lui réserve !

Très vite, Louie va être incorporé à un test d’injection de pallidine, une nouvelle substance censée développer la capacité de réflexion (clin d’oeil appuyé à « Des fleurs pour Algernon », dont je vous conseille aussi vivement la lecture). Mais l’ accroissement de l’intelligence n’est que le bon côté de l’expérience que vit Sacchetti. Bientôt, il lui faudra se rendre à l’évidence : brûler la chandelle cervicale par les deux bouts réduit aussi sérieusement l’espérance de vie.

Brillant opus, probablement mon préféré de Disch, où l’auteur peut déployer tout à loisir son talent d’écrivain au fur et à mesure que l’intelligence de ses protagonistes croît, pour finalement atteindre au génie. Avec un sens du suspense maîtrisé, il impose à son personnage une énigme insoluble, dont il finira par devenir la solution.

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Classé dans Roman, SF, Uchronie

Retournement

Lorsque, enfin, la cire s’écaille de nos lèvres (…) la logorrhée qui s’en échappe prend spontanément la forme d’un livre : plus nous nous sommes tus en profondeur, plus il nous démange de grimper haut sur notre fumier pour nous faire entendre.
Mais cela ne me paraît qu’une manifestation adventice de la symétrie essentielle qui existe entre l’homme des mots et l’homme du silence, entre cet histrion et ce spadassin, à qui le masque est commun.

L’auteur parle de la comparaison espions-écrivains.

(Le retournement, de Vladimir Volkoff, page 2)

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Classé dans Extraits, Roman

Parmi

 

Chapitre 1

 

Elle se prénommait Jihane, mais ses amis l’appelaient Parmi.

Elle avait acquis ce surnom un soir de février, attablée au restaurant devant une assiette de ravioli gnudi.
Intriguée par le ravier en inox apporté par le serveur, elle s’était tournée vers sa mère pour lui demander:
« C’est quoi, M’man ? »
La réponse d’Ines avait été truculente:
« C’est du parmesan. Un fromage qui a du caractère, comme toi. N’en mets pas trop, c’est fort ! »

Elle n’avait bien entendu tenu aucun compte de cette injonction, profitant des rares moments de distraction d’Ines pour saupoudrer à qui mieux-mieux ses pâtes de cette poudre de perlimpimpin blême, jusqu’à les rendre en fin de compte impropres à la consommation.
Elle n’avait alors que trois ans, mais une personnalité déjà bien trempée. Elle serait, à dater de ce jour, Parmi.

Ce sobriquet avait l’avantage d’être cryptique. D’aucuns, parmi les moins physionomistes – son physique situait clairement ses origines sur l’autre rive de la méditerranée – la croyaient originaire du sous-continent indien. D’autres – affligés de difficultés d’audition, probablement – croyaient avoir zappé la fin de la phrase. Certains, enfin, la soupçonnaient de vouer un culte à Carlo Goldoni.

Il serait l’un des premiers à capter immédiatement le jeu de mot.


Chapitre 2

 

Firenze, Piazza della Repubblica, 21 Mai 1991.

« Mais qu’est-ce qu’elle fabrique à la fin, cette tête de linotte ? »

Le Caffè Gilli était bondé en ce samedi printanier, la clientèle essentiellement composée de familles s’octroyant une halte reconstituante entre les achats de l’après-midi et le restaurant ou la séance de cinéma du soir.

Elle ne remarqua donc pas le regard appuyé que lui adressait Bogdan en s’installant à une table voisine.

Ines jeta un nouveau coup d’oeil agacé à sa montre-bracelet. « Trois quarts d’heure qu’elle me fait poireauter : ça commence à bien faire ! »

Sa décision prise, elle tenta vainement d’attirer l’inattention d’un serveur, mais lorsque enfin ses ahans désespérés furent couronnés de succès, ce fut pour se rendre compte qu’elle n’avait pas assez d’argent sur elle pour payer l’addition. C’était au tour de Najat d’inviter ce samedi et elle ne s’était donc pas inquiétée outre mesure quand elle avait découvert que sa carte de crédit n’était pas dans son portefeuille.

Elle commençait à expliquer son problème au serveur, un grand efflanqué pourvu d’une moustache imposante, lorsqu’une voix profonde, un peu rauque, l’interrompit subitement :
« Si la ragazza n’y voit pas de mal, je me ferai un plaisir de la tirer d’embarras… »
Prête à dresser les ergots, elle se tourna brutalement vers l’intrus. Son geste brusque s’adoucit cependant au fur et à mesure que son cerveau enregistrait les formes et couleurs du kaléidoscope s’offrant à son regard giratoire.
Cheveux noir corbeau, front large, yeux bleu acier, nez épaté, épaules larges

  •  …Signor, balbutia-t-elle.
  • … Miroslav. Bogdan Miroslav, l’interrompit-il à nouveau, tout en lui tendant une main burinée, parsemée de touffes de poils noir jais.

Saisissant l’occasion d’échapper à ce regard bleu-azur, elle s’empara de la main tendue, signe universel de paix.

  • Ines. Senza accento.
  • Je vous demande pardon ?
  • Sur le « e ». Sans accent sur le « e ».
  • Je veillerai à m’en souvenir !
  • C’est vraiment très gentil de votre part, mais je ne puis vraiment accepter, monsieur … Miro… slavl ?
  • Miroslav, mais appelez-moi Bogdan, je vous en prie.
  • Soyez assuré que j’apprécie votre offre généreuse, Monsieur Bogdan, mais je ne peux…
  • Généreuse ?, la coupa-t-il. « Intéressée serait probablement un terme plus judicieux, Mademoiselle.
  • Intéressée ? Que voulez-vous dire ?
  • Eh bien, pour tout vous avouer, je comptais profiter de l’occasion qui m’est ainsi offerte de vous inviter à dîner en ma compagnie.
    Djihane partit d’un rire cristallin.
  • Eh bien, on peut dire que vous ne perdez pas de temps, Bogdan !, répliqua-t-elle.
  • Le temps est bien trop précieux pour être gaspillé… sauf avec une femme.
  • Puis-je vous inviter à manger le jour de votre convenance ?
  • Eh bien … pourquoi pas ? Quel jour vous arrangerait-il le mieux ?
  • Et pourquoi pas demain ?

 

Chapitre 3

 

Dimanche, 22 mai 1991.

Riiing riing

  • Pronto ?
  • Djihane ?
  • Si.
  • Bongiorno; c’est Bogdan.
  • Bonjour, Bogdan.
  • Je vous appelle pour voir si dix-neuf heures vous conviendraient ?
  • Totalmente !
  • Znamenit! Je vous donne l’adresse … vous avez de quoi noter ?
  • Une seconde … voilà !
  • (adresse) … Essayez de ne pas être trop en retard, je suis très impatient de vous revoir !
  • (rire)… Entendu.
  • A très bientôt, donc. Arrivederci !
  • Au revoir, Bogdan.

Click.

 

19h20, Piazza della Signoria.

Djihane trouva aisément une place de parking. Elle sortit de sa Fiat Panda, jeta un rapide coup d’oeil à la ronde et se dirigea vers le restaurant. Quelques minutes plus tard, perplexe, elle repêcha dans son sac à main son fidèle Nokia et composa le numéro de Bogdan.

  • Pronto ?
  • Bogdan, je pense qu’il y a erreur : il n’y a pas de restaurant à l’adresse que vous m’avez indiquée.
  • C’est la que vous vous trompez, ma chère ! il s’agit d’une des meilleures tables du quartier : la mienne !
  • Vous alors, vous ne manquez pas de culot! Vous vous imaginiez vraiment que, pour un premier rendez-vous, j’allais me rendre en victime expiatoire dans votre boudoir ?
  • Absolument pas, mais je fais les meilleures pappardelle sulla lepre de Florence et je tenais à vous en faire profiter. Je comptais d’ailleurs vous proposer de manger au jardin. Si cela peut vous rassurer, j’ai trois voisins qui ne manqueraient pas de vous venir en aide si mes bas instincts venaient à prendre le dessus sur mon cerveau, mais rassurez-vous : cela ne m’arrive que très rarement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Majken (5è et ultime partie)

ninni

 

Vers onze heures et demie, je dus m’interrompre pour m’habiller et prendre un repas digne de ce nom qui me donnerait assez d’énergie pour l’expérience d’entraînement intensif. En cinq heures, j’avais rempli trois pages et demie ; pas mal. Je les arrachai du bloc et les plaçai retournées dans une chemise en plastique sur le bureau à côté de l’ordinateur. Mon intention était de les taper au propre et de poursuivre l’histoire le lendemain.

J’allai à la Terrasse. Ils proposaient généralement des salades aussi savoureuses que copieuses. J’en choisis une avec du thon, des oeufs, des pois, du riz, de la laitue iceberg et des tomates, me servis un grand verre de jus de fruits fraîchement pressés et m’installai à mon emplacement préféré d’où l’on pouvait voir jusqu’à la mare aux nénuphars dans le jardin de Monet.
A cette heure, il n’y avait presque personne . Le restaurant se remplissait et devenait bruyant à partir de midi et demi. Je m’étais dit que j’y croiserais peut-être Majken étant donné qu’elle déjeunait habituellement tôt, mais elle n’était pas là et ne se montra pas.
Après mon repas, je gagnai le jardin d’hiver. Allongée dans l’herbe, je contemplai le ciel à travers le dôme de verre puis il faut temps pour moi de prendre l’ascenseur pour rejoindre ma séance d’entraînement. Je m’arrêtai au niveau 2 pour voir si Majken était dans son atelier. Je voulais lui dire que son tableau représentant le foetus malformé m’avait fourni l’inspiration pour me remettre à écrire. J’estimais qu’elle devait le savoir, que c’était important. Son atelier se situait entre une pièce de montage pour les films et un studio occupé par deux animateurs, Erik et Peder.
La porte de Majken était entrouverte. Je frappai sans obtenir de réponse si bien que je la poussai alors qu’une forte odeur d’huile de lin, de térébenthine et de poussière de charbon de bois m’envahit les narines.
– Majken ? lançai-je.
Aucune réponse. Des dessins et des peintures à moitié achevés étaient alignés le long des murs. Sur un chevalet au centre de la pièce une toile à peine commencée était posée. Des tubes de peinture, des pots avec des pinceaux propres et d’autres au couvercle vissé contenant probablement de l’huile ou de la térébenthine, deux palettes et des morceaux d’étoffe multicolores étaient entassés sur une petite table à côté du chevalet. Il y avait une pièce annexe équipée d’une kitchenette et d’un évier pour nettoyer le matériel. J’entrai, mais elle était également vide. J’avais un peu l’impression de fouiner et d’envahir l’espace privé de Majken, ce que je faisais, en réalité. Après m’être assurée qu’elle n’était pas là, je me hâtai donc de sortir.
En me dirigeant vers les ascenseurs, je passai devant le studio des animateurs et frappai à leur porte.
– Oui ? entendis-je.
Lorsque j’entrai, Erik et Vanja étaient assis sur un canapé éculé coincé entre une table de dessin et un bureau informatique, entouré d’un fatras de carnets, de crayons et de morceaux de craie abandonnés partout sur les meubles et le sol. Ils buvaient du café. Le bras d’Erik reposait sur les épaules de Vanja. Peder n’était pas là.
– Avez-vous vu Majken ?
– Pas depuis un moment, précisa Erik. Elle est peut-être partie donner du sang. Est-ce que je dois lui transmettre un message si elle revient ?
Je répondis que ce n’était pas nécessaire, car j’étais à peu près sûre de la croiser au H3 le soir. Puis je les quittai et poursuivis jusqu’aux ascenseurs pour me rendre à ma séance d’entraînement. Je ne pensai plus à Majken avant la fin des exercices de la journée, soit quatre heures sur un rameur. Je rentrai à la section H3 épuisée, les avant-bras tremblants. La porte de l’appartement de Majken était entrouverte, exactement comme celle de son atelier à midi, à la différence près que je distinguais des voix à l’intérieur, au nombre de deux, dont aucune n’appartenait à Majken.
Mes jambes commencèrent à trembler elles aussi et, sur ces jambes vacillantes qui menaçaient de céder sous mon poids, j’avançai jusqu’à la porte et l’ouvris en grand.
Dick et Henrietta bavardaient comme si de rien n’était tout en farfouillant dans les affaires de Majken, Henrietta avec un sac-poubelle noir à la main et Dick poussant une grande boîte métallique montée sur roulettes qui m’évoqua les chariots utilisés dans les hôpitaux pour transporter les patients décédés, mais de plus petite taille et profonde.
Dick fut le premier à remarquer ma présence sur le seuil.
– Oh, mon Dieu ! dit-il en s’adressant à Henrietta tout en me fixant. On dirait que nous avons oublié de verrouiller la porte.
– Oh, mon Dieu ! répéta Henrietta.
Elle posa son sac, vint vers moi, me prit les bras en penchant la tête de côté, s’apprêtant sans doute à prononcer quelque parole chaleureuse et réconfortante. Cependant, je ne voulais rien entendre et je m’arrachai à son étreinte, tournai les talons et me précipitai dans mon appartement, claquant la porte de toutes mes forces avant de la verrouiller – ce geste était essentiellement symbolique puisque tous les membres du personnel possédaient un passe-partout qui leur donnait accès à l’ensemble des logements des résidents.
Je restai alors figée derrière la porte, ne sachant où diriger mes pas. Pour la première fois, les caméras de surveillance me dérangèrent vraiment. Manger, dormir, lire, écrire, regarder la télé, parler au téléphone, se brosser les dents, se curer le nez ou les oreilles, prendre une douche, pisser ou déféquer, changer son tampon : passe encore de faire tout cela en étant observée, mais pourquoi ces bâtards devraient-ils voir ça, suppliai-je.
Ca … Mes jambes finirent par céder et je m’écroulai. Impuissante, sur le sol, restant juste là,immobile, appuyée contre la porte, incapable de me maîtriser ou même de contrôler le volume de ma voix : je hurlai telle une bête blessée à mort.

 

extrait tiré de « L’unité », de Ninni Holmqvist.

 

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Majken (Quatrième partie)

Avis aux habitués du site : je suis désolé du retard pour la suite de cette série d’articles. Pris que j’étais par ma passion pour ce livre – qui est une de mes plus belles découvertes de ces dix dernières années – je l’ai prêté à une amie (qui l’a adoré), en oubliant de prendre note des cinq pages manquantes pour la conclure. Ayant maintenant récupéré ce précieux opuscule, je peux enfin dévoiler, aujourd’hui et demain, les deux derniers épisodes du « mystère Majken » et une critique en profondeur de l’ouvrage dans son entièreté suivra dans la semaine.

Mais, trêve de bavardages : reprenons où nous en étions resté …

 

Je fus réveillée par un coup de feu. Je me redressai en sursaut et regardai autour de moi, à moitié endormie. Il ne faisait pas encore tout-à-fait jour. On était lundi et deux semaines s’étaient écoulées depuis l’exposition.
Un coup de feu ? Etait-ce possible ? Peut-être avais-je rêvé. Ou quelqu’un, un de mes voisins, avait claqué une porte. Mais pourquoi quelqu’un claquerait-il une porte en pleine nuit ? Le bruit pouvait-il provenir de l’extérieur ? J’ignorais ce qu’il pouvait y avoir au-delà des murs de l’Unité. S’agissait-il d’un village, d’une ville ? Ou d’une forêt ? D’une zone industrielle ? Je ne savais pas non plus si l’un des murs de mon appartement donnait sur l’extérieur, si c’était un mur de façade. Le bruit que j’avais entendu – coup de feu, craquement, détonation – aurait pu être une bombe, un camion transportant des matières inflammables percutant un autre véhicule, provoquant une fuite de gaz explosive. Un feu digne des flammes de l’enfer accompagné d’épaisses fumées noires s’était peut-être déclaré « dehors ». Nocif. Etais-je en danger ? Etions-(it)nous(it) en danger ? Probablement pas. Au bout du compte, je décidai que je devais avoir rêvé et m’efforçai de me rendormir, ce qui se révéla toutefois impossible. J’étais totalement éveillée. Je me levai donc, préparai du café et retournai au lit avec une tasse. Je restai assise sous la couette à observer l’aube artificielle qui pointait, cette lumière qui ressemblait tant à la vraie filtrant tant à la vraie filtrant à travers les interstices des cloisons, tandis que j’avalais mon café du matin.
Je me sentais presque à la maison. C’était ainsi que mes journées commençaient. Enfin, en réalité, elles débutaient par l’enfilage d’un pantalon chaud et d’une veste moletonnée au-dessus de mon pyjama. J’enfonçais également une sorte de chapka sur ma tête et je sortais faire une promenade somnolente avec Jock. Après ça, en rentrant, je buvais mon café au lit pendant que le jour se levait. Mon bloc-notes à proximité.
J’allumai la lumière, ouvris le tiroir du chevet et pris l’enveloppe contenant les photos de Nils, de Jock et de ma famille, je sortis mon bloc-notes et mon style favori. Je n’avais pas regardé les photos depuis mon arrivée et je doutais de jamais le faire; je rangeai l’enveloppe, m’efforçant de ne pas y penser.
Je commençai alors à écrire, pas mon roman cependant. je me lançai dans une nouvelle sur une femme célibataire de quarante-cinq ans donnant naissance à un bébé malformé, semblable à celui du tableau de Majken, même si dans mon récit l’enfant n’était pas un foetus, mais un nourrisson. Complètement développé et né à terme bien qu’ayant de graves malformations. De grandes parties de son cerveau manquaient, comme si elles avaient été effacées. Seules les zones responsables de la faim, de la soif et de certaines fonctions corporelles comme la déglutition et le fait de vider sa vessie fonctionnaient. Il était impossible de savoir si l’espérance de vie de l’enfant se chiffrait en semaines, en jours ou en heures. Par ailleurs, s’il survivait à la période extrêmement critique, il serait selon toutes probabilités totalement sans défense, dépourvu de vision, d’ouïe, d’odorat, de goût et de sens du toucher, privé de la capacité de reconnaître d’autres pers3onnes ou d’entrer en relation avec elles. Un fardeau épuisant qui nécessiterait une surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre durant toute sa vie; la mère ne parviendrait jamais à assurer les soins dont il aurait besoin sans une aide massive de la société. Les questions qui se posaient étaient les suivantes : cette mère doit-elle être considérée comme un parent dans le sens pratique et concret du terme ? Doit-elle être déclarée nécessaire ? Auquel cas, on pouvait s’interroger : une personne est-elle nécessaire si elle donne naissance à un enfant incapable d’établir un lien avec elle et qui ne pourra jamais apporter aucune contribution à la société ?

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Une radio héroïque

Attention !

Chef-d’oeuvre en vue !

J’ai l’honneur de vous présenter Monsieur Charles Bukowski (né Heinrich Karl Bukowski, 16 août 1920 – 9 mars, 1994) – poète, romancier et auteur de nouvelles, numéro 2 dans ma shortlist d’auteurs préférés (c’est Charles De Lint qui est numéro 1, pour ceux et celles d’entre vous qui l’ignoreraient encore).

Il atteint, dans le texte en prose qui suit, un niveau extraordinaire de maîtrise, d’inspiration ironique, … je vais m’arrêter là : à vous de travailler un peu, non mais ! Vous voulez aussi qu’un oiseau tout rôti vous tombe dans la bouche ? Ah que nenni !

Ce qui est évident, c’est que Bukowski, à ce moment de sa vie, a atteint la plénitude du bonheur.

Ce qui n’a pas du lui arriver souvent. Bien moins qu’à moi en tous cas, verni que je suis !

Et cela me cause d’immenses regrets !

Quand je vois le niveau de perfection technique (mise en page, syntaxe – ou absence de ! – , sensibilité et capacité à l’exprimer dans tous les détails …) qu’il arrivait – à force de travail acharné pendant plusieurs dizaines d’années – qu’il arrivait à atteindre lorsqu’il était tout simplement et très brièvement heureux, je hais les américains pour m’avoir privé de toutes ces perles en gestation qu’il abritait, souvent à son corps défendant.

Et j’enrâge !Charles BukowskiJe vous souhaite une très agréable lecture, chers amis des Lectures (copyright Terminus Est, AKA le gestionnaire de ce site).

 

Une radio héroïque

c’était au premier étage sur Coronado Street

j’avais l’habitude de me soûler

et de lancer la radio par la fenêtre (1)

pendant qu’elle marchait, et, naturellement, (2)

elle cassait le carreau de la fenêtre

et atterrissait sur le toit

où elle continuait à jouer (3)

et je disais à la femme qui vivait avec moi :

ah, quelle radio merveilleuse ! (4)

 

le lendemain matin j’ôtais la fenêtre de

ses gonds

et la portais au bas de la rue

chez le vitrier

qui remplaçait le carreau.

 

je lançais cette radio par la fenêtre

chaque fois que j’étais soûl

et elle atterrissait sur le toit

où elle continuait à jouer

une radio magique

une radio héroïque

et chaque matin je reportais la fenêtre (5)

chez le vitrier.

 

je ne me souviens pas exactement comment ça s’est terminé

mais je me souviens

qu’on a fini par déménager.

il y avait une femme au rez-de-chaussée qui

jardinait en maillot de bain

et son mari se plaignait qu’il ne pouvait pas dormir

à cause de moi

alors on a déménagé (6)

et dans l’autre appartement

ou j’ai oublié de lancer la radio par la fenêtre

ou je n’en avais plus

envie. (7)

 

je me souviens que la femme qui jardinait

en maillot de bain me manquait (8)

elle creusait avec son déplantoir

elle avait les fesses en l’air (9)

et j’étais assis à la fenêtre

et je regardais le soleil briller dessus (10)

 

aux accents de la musique (12)

 

(1) Réaction du lecteur : « What the f*ck ? » réaction de l’auteur : « Target acquired ! »

(2) Réaction du lecteur : « Whaaat ? » réaction de l’auteur : « Come here, my love ! », copyright « This Mortal Coil », 1986.

(3) Réaction du lecteur : « What ? » réaction de l’auteur : « I’m bored, now ! »

(4) Réaction du lecteur : Ooooooh !

(5) Nota : il est prêt à payer le remplacement d’une fenêtre presque tous les jours, en échange d’un numéro de magie de la radio

(6) Nota : probablement viré par son proprio

(7) Nota : quelle chute brillantissime !

(8) réaction du lecteur : Ooh !

(9) réaction du lecteur : Ah ?

(10) Nota : plus aucun doute, il est Heu-reux ! Et assurément fou amoureux de la femme qui partage sa vie à ce moment-là.

(12) Nota : vous n’aurez même pas droit à un oint final, tiens ! Et grand merci, Charles : nous partagions, hélas!, cet amour de la musique, qui nous a sûrement sauvé du suicide plus d’une fois !

PS : une question que je me pose et à laquelle vous avez peut-être une réponse à m’apporter : pensez-vous que la radio symbolise quelque chose ? Et si oui, alors quoi 

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