Baudelaire : Être toujours ivre

J’ai eu récemment l’occasion d’écrire une « introduction à Baudelaire », destinée à un public de prime abord peu enclin à lire de la poésie. Pour un peu aider à faire passer la pilule, j’ai décidé de ne pas parler de la vie de Baudelaire, de l’aspect technique de son écriture, ou d’autres données aisément accessibles sur le web et dans de multiples ouvrages, mais de me contenter de leur expliquer mon ressenti, en choisissant des textes courts et relativement accessibles. J’imagine que cet article pourra aussi intéresser certains d’entre vous.

La recherche de l’ivresse, seule solution pour oublier le grand ennemi

Un des grands thèmes récurrents chez Baudelaire est le besoin pour chacun de se trouver une « drogue » capable de lui faire oublier la proximité de la mort. Je laisse Serge Reggiani nous en parler…

Ce qui me parle : l’aspect « Carpe Diem » – mis au goût du jour – contenu dans le message du poète; l’ironie anticléricale soujacente, particulièrement mise en évidence par Reggiani (oui, je suis très anticalotin !).

Forcément, le temps, inexorable et impitoyable, est aussi souvent abordé, par exemple dans …

L’horloge

HORLOGE ! Dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi
Se planteront bientôt dans une cible;

Le Plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : *Souviens-toi !* – Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi,
Le jour décroît; la nuit augmente; *souviens-toi !*
Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide.

Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »

PS : j’ai sué pour retranscrire ce texte à la virgule près, ce qui, dans ce cas-ci, n’était pas évident à accomplir dans le brouhaha d’un bouge mal famé. Toutes les majuscules, guillemets et bizarretés de ponctuation sont donc *voulues* par Baudelaire. A vous de voir ce que vous apporte (ou pas) le fait d’en être conscient…

Ce qui me parle : Particulièrement les 6 vers commençant par « Les minutes, mortel folâtre … », mais j’avoue que le reste n’est pas mal non plus (la voix d’insecte de la Seconde, l’aiguille de l’horloge qui devient un doigt menaçant, …)

Et, Baudelaire ne s’en cache d’ailleurs pas, il a personnellement choisi l’ivresse, qu’il tire autant de ses écrits que du vin et des drogues, dont il fait souvent l’apologie, tant en vers qu’en prose. Un chapitre des *Paradis Artificiels* s’intitule d’ailleurs « Du vin et du haschisch, comparés comme moyens de multiplication de l’individualité », et le même ouvrage contient aussi le « Poème du Haschisch ».
Evidemment, si le compagnon de virée est du beau sexe, c’est encore mieux !

Le vin des amants

Aujourd’hui l’espace est splendide !
Sans mors, sans éperon, sans bride,
Partons à cheval sur le vin
Pour un ciel féérique et divin !

Comme deux anges que torture
Une implacable calenture, (1)
Dans le bleu cristal du matin
Suivons le mirage lointain !

Mollement balancés sur l’aile
Du tourbillon intelligent,
Dans un délire parallèle,

Ma soeur, côte à côte nageant,
Nous fuirons sans repos ni trèves
Vers le paradis de mes rêves !

(1) calenture : délire fiévreux, typique des navigateurs des mers tropicales, probablement observé par Baudelaire lors de ses propres voyages.

Ce qui me parle : Comme souvent chez B., le rythme des mots et des rimes, très chaloupé, m’emporte. Le poète arrive aussi à transformer le cheval en vaisseau : on passe de « mors, éperon, bride » à « mollement balancés, tourbillon, nageant » (Baudelaire vouait un culte sans bornes à la grâce du corps féminin en mouvement et, par corollaire, à tout ce qui le lui rappelle, félins et navires entre autres). Cet amour des chevelures et des corps féminins en mouvement n’est clairement pas pour rien dans mon attirance pour Baudelaire, d’ailleurs.

Et bien sûr, parmi toutes les possibilités d’oublier le tic-tac du temps qui passe, il n’y a pas photo : c’est la femme qui remporte la victoire, avec plusieurs longueurs d’avance (manquerait plus que ça qu’elle perde, aussi !)

Le poison

Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
D’un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d’un portique fabuleux
Dans l’or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes,
Allonge l’illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes,
Remplit l’âme au-delà de sa capacité.

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers …
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Tout cela ne vaut pas le prodige
De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l’oubli mon âme sans remord,
Et, charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort!

Ce qui me parle : « Tout cela ne vaut pas les lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers … gouffres amers où je me désaltère » (WOW !), ainsi que la dernière strophe.

Et pour terminer, je vous propose d’écouter Serge Gainsbourg, reprenant « Le serpent qui danse » (1) en bossa nova, sans même devoir déplacer une virgule :

(1) Un des nombreux poèmes dédiés à ou inspiré par sa principale Muse (et amante), Jeanne Duval.

Ce qui me parle : La rythmique du poème, sa musique, son sens de la danse. C’est grâce à cette chanson que j’ai mémorisé mon premier poème de Baudelaire et, encore à ce jour, je suis incapable de le réciter sans erreur si le grand Serge ne vient pas à mon aide, dans un rôle de souffleur plutôt incongru … il reste, bien évidemment, l’un de mes textes préférés.

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